Film: Pacifiction

Frederico () a dit:
Un film qui tombe dans un sous-genre assez particulier qui inclut des films comme Lost Highway, L'année dernière à Marienbad ou encore The Draughtsman's Contract (pour citer des réussites à mes yeux) : les films où on comprend ce qu'il se passe mais où on comprend aussi qu'on ne comprend rien à ce qu'il se passe vraiment. C'est un genre particulièrement casse-gueule. Les tons et les structures peuvent être très différents et de film en film ET de spectateur en spectateur, la sauce prend ou ne prend pas. Pour moi, Pacifiction a pris. Mais clairement, une partie de mon plaisir vient d'être confronté à un récit qui prend une forme aussi étrange. On est presque perpétuellement maintenu dans un état de confusion.

Cela m'a fait penser à Zama, où il y a également une certaine inintelligibilité et un personnage de fonctionnaire en terre lointaine (ici un haut-commissaire français à Tahiti, dans Zama un représentant de la couronne espagnole dans une région reculée d'Argentine), mais le film de Lucrecia Martel m'avais laissé perplexe alors qu'ici je suis plus convaincu.

Ça me donnerai presque envie de rattraper les Albert Serra que j'avais soigneusement évité depuis Le chant des oiseaux (un de mes rare beurk) : Histoire de ma mort, La mort de Louis XIV, Liberté et avant ceux là, Honor de cavallería.


Laurent (VU) a dit:
J'avais plutôt aimé Histoire de ma mort (Casanova Meets Dracula, quand même!) et Liberté, mais l'insistance à demeurer dans un univers de libertinage 18e en perruques enfarinées ne laissait pas un goût aussi achevé que ce dernier film.

Serra était de passage-éclair il y a deux semaines à l'ECAL (après une mini-rétrospective incluant Pacifiction, ce qui m'a permis de rattraper ce film qui a connu une sortie ultra-rapide à Paris, malgré les prix et la réception critique dithyrambique) et il a offert en mode Salvador "langue de pute" Dali, un intense show fellinien, en un français excellent, rehaussé par son irrésistible accent catalan, devant une assemblée en général conquise et hilare. Tout le monde en a pris pour son grade : ces "putains" de techniciens syndiqués, avec leurs horaires standards ("mais quelle idée de commencer à travailler avant dix heures du matin!", "pourquoi arrêter à 18h00, au moment où l'inspiration démarre en général"), leur fétichisme du matériel ("quand je vois le logo Arriflex sur un plateau, je commence à déprimer"; "j'ai tourné Pacification, dont tout le monde trouve l'image formidable, avec trois caméras du modèle le plus bon marché disponible dans le commerce"); les acteurs ("eux, ils n'ont pas de problème à accepter mes horaires, vu qu'ils sont tellement vaniteux", "ne dépassez jamais 24 jours de tournage, c'est le moment où en général les acteurs tentent de prendre le pouvoir sur le film", "moi, les acteurs, je les convoque tous, tous les jours, et je ne leur annonce jamais à l'avance s'ils tourneront ou pas, c'est ainsi que je peux mieux les contrôler…").

Mais l'on retiendra surtout, de ce désopilant et profondément injuste rollercoaster logorrhéique (la réponse à la première question a probablement duré une heure) d'intéressantes précisions sur sa méthode :

- "détruire le scénario" qui ne sert qu'à réunir l'argent, et dont l'on ne retient que les décors et un vague canevas, tout le texte étant improvisé par les acteurs devant les caméras (Serra s'extrait même du plateau et ne regarde aucun retour caméra, se bornant à écouter les dialogues au casque), du moins en général, puisqu'il accepte dans certains cas de guider les premiers pas sur le tournage d'un comédien avec une oreillette, comme avec Magimel ("il est si paresseux – lui, c'est à midi qu'il arrive sur le plateau, mais cela ne me pose évidemment pas de problème… d'ailleurs, il a à peu près le même âge que moi, mais je fais beaucoup plus jeune que lui, non, vous ne trouvez pas?")

- tourner les scènes avec trois caméras simultanées, sous trois angles différents (les points de vue sont librement choisis par les trois opérateurs qui communiquent par Whatsapp) afin d'empêcher les acteurs de faire converger leur "énergie" vers un seul objectif. Démuni de cette adresse singulière, l'acteur pris au dépourvu est contraint de se livrer complètement, en oubliant la caméra. Serra ne regarde rien avant les rushes (plusieurs centaines d'heures pour un long métrage), dans lesquels il sélectionne progressivement les meilleurs moments, dont il fait retranscrire l'intégralité des dialogues pour l'aider à créer un nouveau scénario, sur lequel il s'appuiera lors du montage. Ici, cela donne une trame au fond assez claire, quoique statique : la reprise annoncée des essais nucléaires, les espions internationaux, les manigances des différents pouvoirs présents sur l'île, tout cela du point de vue d'un politicien local qui prend progressivement conscience de sa disgrâce relative.

Bref, la méthode se situe en droite ligne des idéaux de Bazin. Ce qui compte, au cinéma, c'est la magie du réel capté par l'objectif, même si on le met en scène.

Mais quel réel? Et c'est là, pour revenir aux films eux-mêmes, qu'il y a malgré tout un problème de fond chez Serra, malgré l'alignement de morceaux de bravoure (dans Pacifiction, une enfilade d'excellentes séquences, soit celles qui mettent en scène le héros, de Roller, avec différents notables locaux; soit celles, très théâtralité "Nouveau cinéma allemand seventies", de boîtes de nuit sur fond de disco lancinante). Ce réel, c'est exclusivement celui des élites décadentes (en droite ligne des trois précédentes incursions dans le 18e siècle), dont on se complait à filmer la vacuité profonde, sans vraiment se dégager des ornières du postmodernisme modeux fin 20e. Tout ça pour ça, en somme?

J'ajoute : non, car restent cette singulière obsession, déjà frappante dans Liberté, à accorder beaucoup de place à des inserts en plans rapprochés sur des sous-fifres qui observent le spectacle du pouvoir en silence (un trait de son cinéma qui confine, quand on y pense pendant le métrage, à la caricature, mais d'une manière presque malaisante). J'y verrais presque une image du peuple, réduit à la fonction de spectateur (un peu comme le personnage de Léa Seydoux dans le film de B. Jacquot sur le règne finissant de Louis XVI), mais ce motif récurrent dépasse cette seule fonction (cf. la scène où de Roller lui-même se mue en surveillant de son territoire et réalisant qu'il est pris au piège).





Frederico () a dit:
Merci pour cette notule et ce compte-rendu du Q&A avec Serra !

On sent assez bien l'impro dans les dialogues et leur... est-ce qu'il y a un terme français pour "delivery" ? On va dire leur prosodie particulière. Des hésitations, des répétitions, des fourches qui languent... des chevauchements peut-être même parfois... Ça ajoute à l'étrangeté plus que ça génère un effet de réel je trouve. Un peu un porte-à-faux avec ce principe je suspecte même la première séquence dialoguée du film d'être post-synchronisée. Mais peut-être que c'est uniquement le choc de la confrontation avec ce procédé atypique qui fait d'abord croire à une post-synchro avant qu'on s'y habitue ?


Laurent (VU) a dit:
Désolé de ne pas avoir transmis l'info pour la masterclass de Serra, car ces rencontres sont toujours ouvertes gratuitement au public. Je l'avais juste annoncée à JL et Robert au détour d'un message, mais aurais pu utiliser le groupe Whatsapp. Il y a récemment eu la cinéaste mexicaine Tatiana Huezo et il y a… Céline Sciamma le mardi 24 janvier, à 18h00 (Fred qui avait adoré l'avant-dernier film ne peut que se réjouir!) Je confirmerai tout cela sur Whatsapp et le redis : nous sommes tous les bienvenus à chacune de ces masterclasses.

Sinon, pour revenir au film : il est possible qu'il y ait post-sync puisque si Serra est attaché à la capture de morceaux de réel "magiques", tout cela ensuite est retravaillé, narrativisé, etc. lors du montage, phase dans laquelle tout est à nouveau permis!

J'ai pour ma part beaucoup aimé ce film, mais garde malgré tout un petit doute quant à la force politique de ce cinéaste qui vient par exemple dans Libération (qui lui avait demandé, comme à d'autres personnalités, de nous faire part de son choc artistique de l'année 2022) de faire l'éloge de la dernière biographie de… Karl Lagerfeld!!! C'est cohérent avec Pacifiction, cela dit.




Robert () a dit:
Merci pour ces échanges fort stimulants.

Il semble qu'on retrouve plus le cinéma de Serra - dont j'ignorais tout - dans la dernière partie du film (le club,...), mais pour moi c'est tout ce qui vient avant qui m'a particulièrement saisi, notamment cette scène de surf surgie de nulle part - sans doute le moment de cinéma le plus fascinant de cette année.

Entre ce rôle et celui chez Dupieux (grand écart artistique en mode Serra justement), Magimel est à n'en pas douter l'acteur de l'année.