Film: Zero Dark Thirty

Frederico () a dit:
J'ai un peu des problèmes avec le discours, mais à la fois le film n'est pas véritablement à thèse, il se pose plutôt comme un document sans complaisance et un portrait de femme. Ainsi, la question n'est pas tant d'être pour ou contre les "techniques d'interrogatoire amélioré", le fait est qu'elles ont été employées. La part fictionnelle du personnage de Maya est moins clair, et on ne peut que grincer des dents quand elle se déclare investie d'une mission, sinon divine, au moins marquée du sceau de la destinée.

On peut par contre se poser des questions sur les choix: ainsi seul le monde anglo-saxon se fait attaquer dans le film (9/11, attentats de Londres, Marriott à côté du consulat des Etats-Unis à Karashi) et tant pis pour l'Afrique du Nord, l'Irak ou Madrid.

Sinon, je trouve que les deux premiers tiers du film ne trouvent pas le bon équilibre du point de vue du didactisme. Des fois on aimerait que ça soit plus abstrait, plus stylisé, et des fois que ça soit plus explicatif. Reste un dernier tiers que je trouve assez stupéfiant autant pour sa beauté, sa tension et son original anti-héroisme. Il y a aussi un effet particulier quand on sait que, hors-champs, dans la situation room de la maison blanche les huiles de Washington suivent l’opération en directe. Quand l'hélico se crash au début d'une mission qui est déjà un coup de poker, l'ambiance a dû être plus qu'électrique!

Belle fin douce-amère également, Maya étant rendue à sa vie et constatant qu'elle n'en a pas.


Charles-Antoine () a dit:
Je n'ai pas d'éloges assez forts pour qualifier ce film formidable de tout point de vue, vraiment quelle réussite. En guise de commentaire, je dirais simplement que j'ai beaucoup apprécié ce discours aux antipodes de ceux de Skfyall et de Homeland, où la femme triomphe en ne cédant sur rien et en trouvant la juste distance entre l'enquête de terrain (elle reste en Orient) et le contrôle technologique (elle passe son temps derrière des écrans, à scruter ce monde).

A part ça, la "controverse" sur la légitimation de la torture ne résiste pas à l'analyse plus de trois secondes.


Laurent () a dit:
Fred, tu oublies que l'attentat de Mumbai est représenté dans le film – à moins que je ne me gourre…

Bien, bon film solide, porté sans relâche par la belle nervosité de l'actrice principale, mais qui ne se hisse à la hauteur des classiques récents du genre (Body of Lies, Carlos, Essential Killing…) que dans les séquences admirablement chorégraphiées de filature au Pakistan (j'en ai encore des frissons tellement c'était classe).

Belle idée, toutefois, que l'héroïne – au point de vue de laquelle on colle pourtant le plus souvent – s'efface au moment de l'assaut (je crois qu'il n'y a pas ou très peu de plan de coupe sur elle ou les gradés qui pilotent l'opération à distance). On s'émancipe là du modèle Bourne (qui est au fond celui que nous avait vendu l'équipe Obama).

Saluons la fin digne et pas soupe (au moment où notre héroïne relève le drap, un Spielberg aurait remontré, avec la zique de papy Williams, le fond d'écran avec la copine assassinée par les salauds de terroristes).
Comme Fred, j'ai été ému par la coda glaciale (on retrouve bien l'idée du précédent film de Bigelow).


Robert () a dit:
Film efficace mais on est quand même un peu gêné par le discours de Bigelow qui dit avoir voulu rendre hommage au courage et à l'abnégation des hommes de la CIA et des forces spéciales.

Heureusement le film dépasse cette note d'intention et montre bien l'obsession névrotique d'une Jeanne d'Arc moderne dont la vie semble se résumer à trois lettres. Plutôt que d'insister sur l'avant, on aurait ainsi aimé que le film nous parle de l'après: que devient cette personne, quelle incidence réelle sur les actions terroristes contre les USA etc...

Le point de vue presque unique sur la quête vengeresse de l'héroine fait la force du film mais est aussi sa limite. Il aurait mérité d'être mieux balancé avec les autres positions évoquées rapidement et assez négativement dans le film, comme par exemple la pertinence ou non de se focaliser sur un vieux barbu bientôt mort...

Charles, il me semble que film n'est aussi pas très original dans l'opposition classique et populiste entre les bons hommes de terrain qui agissent par convictions et les vilains technocrates de Washington qui mettent leur nez dans les affaires de terrain et décident par pragmatisme.


Charles-Antoine () a dit:
Robert, le dépassement de cette opposition est précisément un des points qui m'apporte le plus de satisfaction: il y a beaucoup d'exemples, mais je t'en cite trois. D'abord la copine de la CIA (initialement sa rivale) qui cherche toujours à aller au plus près de l'action et qui meurt dans un attentat, justement parce qu'elle n'a pas su résister aux charmes de l'approche de "terrain" (tandis que Maya scrute toujours patiemment ses écrans d'ordinateur, à la recherche de la preuve ou de l'indice). Ensuite, son copain tortionnaire, l'homme de terrain qui rentre le coeur blessé à Washington pour ensuite s'avérer utile dans une négociation cruciale de salon. Enfin, Maya préconise l'utilisation d'une bombe (pas très "terrain" comme approche) en lieu et place de l'assaut militaire final, préféré par ses supérieurs (sans parler de la double thèse sur la cache de Ben Laden, dont elle favorise la version urbaine). Plus précisément:

D’une part, le personnage de Maya transcende les limites (comme Carrie Mathisson dans Homeland), il passe de l’intérieur à l’extérieur, du terrain de l’action à celui de l’observation, du rapport média et technologique devant l’écran à la relation véritablement immédiate sur le terrain (filature et torture, par exemple).

D’autre part, et contrairement à Carrie cette fois, sa puissance d’agir ne repose pas sur des traits désignés comme typiquement féminins, mais au contraire sur une aptitude à performer l’assurance et l’autorité sans rejeter certains atours d’une féminité classique. Le récit suggère même que la force de Maya procède de sa capacité à mettre de côté sa sensibilité. C’est d’ailleurs tout le sens du plan final ou de la relation différentielle que le film établit entre elle et le personnage de Jessica (Jennifer Ehle), l’autre agent femme proéminent de la CIA qui meure dans l'attentat.

D’autre part, la disposition de Maya à faire usage de la technologie, à recourir à la médiation technique est à contre-courant des représentations dominantes de genre en la matière, puisque en général le couplage du féminin et du technologique est toujours montré comme dangereux, comme dans Skyfall, où le recours des femmes (M et Money Penny) à la médiation est figuré comme une alliance mortifère pour la masculinité de 007 (à tel point qu’il doit finalement aller refonder sa stature virile dans le désert de la lande écossaise).

Au fil du récit, le film suggère donc que c’est l’aptitude de Maya à la mobilité, à l’endurance et sa prédilection pour les technologies qui lui permettent de soumettre les hommes-soldats et de les envoyer liquider Ben Laden. L’insistance mise sur ces aspects donne à penser que l’accession du personnage à une forme de supériorité socioprofessionnelle passe au fond par une double exploit : elle réussit par représentant interposé à faire en sorte que le président des Etats-Unis, l’homme le plus puissant du monde, adopte son point de vue et elle parvient à éliminer, par militaire interposé, le terroriste le plus recherché au monde. Son pouvoir de persuasion dérive donc autant d’une indifférence aux prérogatives socioculturelles de genre que de sa faculté à adopter le point de vue de son supérieur ou de son ennemi, c’est-à-dire à comprendre que l’assise de l’hégémonie masculine ne se situe pas dans un lien soi-disant romantique avec la nature (les fameuses caves d’Afghanistan), mais au contraire dans le monopole de la technologie, dans une conception réticulaire du pouvoir et un ancrage résolument urbain.




Robert () a dit:
Charles,
analyse intéressante mais j'ai du mal à considérer Maya comme une autre chose qu'une figure de terrain au sens large du terme.
Il me semble que les scènes à Washington la montrent justement comme un élément hétérogène qui n'a pas vraiment droit de cité au niveau stratégique/politique (allez-vous asseoir au fond lui demande-t-on)
On finit pas l'écouter et l'accepter autour de la table mais c'est plus de guerre lasse face à son entêtement que par les preuves qu'elle apporte.
Sa maîtrise de la technologie montre ici ses limites vu que seule une infiltration dans la base ennemie permettrait d'apporter une preuve déterminante à ses indices.
La caractérisation de Jessica ne me semble aussi pas très différente de celle de Maya dans cette utilisation prépondérante de la technologie à distance et seulement parfois présence directe sur le terrain (cette présence fatale aurait d'ailleurs pu/dû revenir à Maya mais elle décline pour laisser cet honneur - "c'est ta source" - à son "amie")


Charles-Antoine () a dit:
We won't see eye to eye on this matter, my friend.

Observe par exemple son allure vestimentaire (ou son look capillaire) tout au long du film, elle est très majoritairement d'inspiration urbaine voire bureaucratique (sans qu'elle soit montrée comme une entrave à ses démarches d'ailleurs). Quant à sa place dans les réunions, elle est fondamentalement liée à son statut de femme (et donc de subalterne dans un monde d'hommes). Et puis sa théorie au sujet de la cache de Ben Laden est sous-tendue par une conscience accrue de l'importance politique du technologique et de l'urbain.